Les drôles de poissons chats
À propos de chat, je donne ma langue à celui qui m’explique ce drôle de titre qui d’ailleurs colle bien à ce drôle de film. C’est un univers à part, avec ses cachoteries, ses pitreries, sa gravité. C’est pas de l’adapté, du réchauffé, c’est du vécu où on se brûle un peu les ailes en apprenant à les ouvrir. Si la réalisatrice est allée puiser dans ses jeunes années, ça n’a rien d’une autobiographie où l’on serait coincé comme dans un aquarium trop étroit. Ces poissons-chats, ce sont peut-être ces bancs d’humains tantôt dépendants des autres, tantôt indépendants, tout aussi habiles dans l’art du camouflage que dans celui de bondir toutes griffes dehors…
Claudia est une brunette de 22 ans, qui serait jolie si seulement elle souriait, se montrait avenante. Son regard grave, désabusé, aussi noir que ses yeux, semble crier à la face du monde : « N’approchez pas ou je mords ! ». Elle soupire plus qu’elle ne respire, répond plus qu’elle ne parle, grignote plus qu’elle ne mange. Passe du lit au travail et du travail au lit, sans entrain, en mode survie. Dans la supérette où elle trime comme démonstratrice en saucisses, la seule évolution possible consiste semble-t-il à être promue au rayon de la cire dépilatoire. Claudia ne compose pas avec ses collègues qui le lui rendent bien. Elle drape ses fragilités dans une cape d’indifférence. À continuer ainsi elle se réveillera, un matin, vieille avant d’avoir vécu.
Par bonheur, une nuit, elle se tort de douleur : crise d’appendicite. Voilà notre donzelle taciturne propulsée à l’hôpital public, entre deux bras cassés, quelques cancéreux et… Martha. Martha au sourire épuisé et fragile. Martha joviale, lumineuse, malgré la maladie qu’on devine longue. Martha et ses 46 ans, ses 4 gosses remuants qui la couvent autant qu’elle les couve… Claudia les épie un peu : ils sont cocasses, bruyants, agaçants… Cela jure avec l’attitude de leur mère, si fine, si intuitive, qui en un clin d’œil capte ce qui cloche chez Claudia : « Tu es seule ? ». Ces petits mots que d’abord elle ignore vont bouleverser le cheminement de sa vie… Martha a tout compris et prend les choses en main : elle ne laisse pas repartir Claudia convalescente seule dans son antre, l’invite à manger avec la tribu, à dormir, puis à participer à leur quotidien. Claudia s’en défend, semble perpétuellement vouloir s’éclipser, mais n’y parvient jamais, prise dans les filets de la générosité attentive de Martha. Progressivement, ces gosses qui chahutent, testent, provoquent, font semblant vouloir la chasser, l’attachent à eux comme ils s’attachent à elle. Tour à tour jaloux ou énamourés par l’intruse qui pique un peu plus de place chaque jour dans le cœur de leur mère. Il y a les deux petits : Mariana, pimbêche espiègle qui rêve de grandir plus vite, Armando qui pisse dans ses draps comme pour ne plus grandir. Les deux grandes : Alejandra, donneuse de leçons, épuisante à force de vouloir tout maîtriser ; et son antithèse, Wendy, la plus déboussolée de tous, qui se bâfre, grossit pour se sentir moins transparente. Quand c’est pas l’une qui crêpe le chignon de l’autre, c’est l’autre qui lui cherche des poux dans la tête. Une famille tumultueuse et soudée où on rigole de tout, de tous, sans commisération. Comme si cette rudesse était la première des politesses, presque synonyme de tendresse. Une manière élégante de ne pas s’apitoyer en misant sur la force des autres, plus que sur leurs faiblesses.
C’est un film qui fait la nique à la mort, rend hommage à ceux qui, même au bout du rouleau, se passionnent pour la vie, les autres, leurs petits bobos qui en disent si long… Très beau, très généreux, très touchant.