
Under the skin
Rare (3 films en 14 ans), Jonathan Glazer ne peut pas être taxé d’opportunisme. Son oeuvre, en parfaite évolution, dont la genèse est l’univers libre du clip (ses vidéos pour Blur, Massive Attack et Radiohead sont des références), est passée du polar noir britannique (Sexy Beast, 2000) au drame familial américain glacial (Birth).
Après avoir conduit Nicole Kidman dans un exercice de folie, aux portes du fantastique et de la réincarnation dans Birth, il embarque aujourd’hui Scarlett Johansson dans l’une des œuvres les plus singulières vues ces dernières années, qui va dérouter les fans les plus fidèles de la star féminine d’Avengers. L’adaptation du roman éponyme de Michel Faber, publié en 2000, revêt une forme particulièrement étrange à l’écran. Ce récit épuré d’une extra-terrestre qui, comme le résume brièvement le synopsis, « arrive sur Terre pour séduire des hommes avant de les faire disparaître », s’inscrit dans une recherche de style presque antinomique. Le réalisateur expérimente, trouvant l’inspiration dans l’extase esthétique qu’il appose à une approche naturaliste d’un projet caverneux. Scarlett Johansson, alien de charme, sort de sa grotte pour parcourir les chemins obscurs d’un monde terrestre qui lui est étranger. Dans une Ecosse profondément sociale et cinégénique, où ses victimes sont des anonymes, des acteurs amateurs qui confèrent à l’image travaillée un caractère quasi documentaire, l’on est fasciné par cette errance dans des limbes oniriques, cauchemardesques. L’incroyable rareté du dialogue, l’omniprésence des silences et la musique exceptionnelle de Mica Levi, qui donne une texture discordante très années 70 aux images irréelles du cinéaste, plongent le spectateur dans une transe hypnotique que d’aucuns pourraient trouver soporifique, dans tous les cas en dehors des canons commerciaux du cinéma contemporain.
Magnifique à bien des égards, constamment fascinant, défiant l’espace et le temps comme tout beau projet de science-fiction devrait être capable de le faire, Under the skin interpelle, choque et provoque par ses solitudes exposées à l’écran. La nudité des acteurs, l’approche éminemment sexuelle, la forte intériorité des émotions, sont autant de facteurs qui rendent la projection parfois inconfortable, alors que le réalisateur abandonne un bébé, seul dans une nature inhospitalière, après le meurtre sauvage de son père, ou filme avec pudeur le rapprochement entre la belle étrangère et un homme défiguré par des tumeurs au visage, qui le font paraître lui-même d’un autre monde.
Projet indomptable qui aime s’égarer dans ses propres vertiges esthétiques, Under the skin est une troublante leçon de cinéma, la convocation d’un univers personnel qui déconstruit toutes les formules du genre, pour ne ressembler qu’à lui-même. Audacieux est le mot.
(D’après A voir à lire)