The rover
Bienvenue dans le désert australien après la fin du monde. Ou plutôt après la fin d’un monde, celui de l’opulence occidentale et capitaliste qui semble enfin avoir rendu l’âme (dans tous les sens du terme). Après un désastre économique dont nous ne saurons que peu mais qui nous semble si proche et si réaliste, l’Australie est devenue le satellite en plein chaos d’un probable géant asiatique (on le devine aux convois ferroviaires interminables, recouverts de caractères chinois, qui traversent le désert, protégés par des mercenaires surarmés), semblable à ce que peuvent être aujourd’hui certains pays d’Afrique centrale. Une zone de non droit où chacun se bat contre son prochain pour sa propre survie autour des quelques mines encore en activité, un no man’s land où la vie ne vaut pas grand chose.
Attention, pas de confusion : nous ne sommes pas dans le monde post-apocalyptique de Mad Max, customisé, érotisé, presque ludique. L’univers de David Michôd – révélé par l’extraordinaire Animal kingdom – est beaucoup plus minimaliste, c’est celui des solitudes, de ceux qui errent ou se terrent. Eric (Guy Pearce) est de ceux-là. On ne sait rien de lui. C’est un taiseux qui vient de faire halte dans une de ces auberges glauques qui ponctuent le néant désertique. Mais quand une bande de malfrats en cavale lui vole la seule chose qu’il lui reste, en l’occurrence sa voiture, il va se lancer dans une poursuite obstinée et sanglante. Une quête mortifère qu’il ne pourra mener à bien qu’avec l’aide de Rey (Robert Pattinson), un des membres du gang, abandonné par les siens parce qu’il était blessé, un jeune type aussi paumé que naïf.
D’une puissance visuelle saisissante, The Rover (« le vagabond ») s’inscrit à la frontière de deux genres définitivement cinégéniques : le road-movie et le western. Un western itinérant poisseux et sans aucun romantisme, qui sent la sueur et le sang mêlés – les amateurs de westerns des antipodes se souviendront du remarquable The Proposition, du compatriote John Hillcoat, avec le même Guy Pearce. Mais c’est aussi une passionnante réflexion sur ce qu’il nous reste d’humanité dans un monde post-capitaliste quand on a plus rien à perdre, quand aucune règle collective n’a survécu. Eric, qui n’a rien d’un héros à la John Wayne, ni même d’un Eastwood vengeur, n’hésite pas à tuer pour éliminer ceux qui ralentissent sa poursuite, tout en confessant que rien n’est pour lui plus terrible que de vivre dans un monde où les pires crimes, notamment les siens, restent impunis. Et la rencontre avec un médecin qui dit avoir inventé des pratiques de vie pour se passer de l’argent agit aussi comme révélateur d’une nouvelle société à inventer. The Rover prend ainsi la dimension d’un film d’anticipation éclairant et finalement ultra-réaliste sur ce qui pourrait nous arriver.
La mise en scène de David Michôd exploite magnifiquement les contrées sauvages du Sud Ouest australien, ses immensités, ses villes que l’on pourrait croire fantômes, paysages dont la beauté presque inhumaine fait naître une sourde angoisse. Elle fait alterner les scènes quasi-contemplatives, la caméra comme assoupie sous le soleil écrasant, et des éclairs de violence brutale, sèche et sans complaisance, la mort arrivant sans prévenir et n’ayant nul besoin d’emphase. Un dernier mot sur le formidable duo d’acteurs : Guy Pearce, magistral, tout en émotion et rage contenues, le visage ravagé par la désespérance ; et Robert Pattinson, étonnant en jeune gangster bégayant, peureux et torturé.