Le grand homme
Ça commence de manière à la fois irréelle et pourtant parfaitement réaliste dans les montagnes d’Afghanistan. Deux légionnaires aux pseudonymes de roman de gare suranné, Hamilton et Markov, patrouillent en éclaireurs. Une voix d’enfant raconte en off leur histoire, c’est elle qui apporte le côté un peu irréel… L’histoire de deux légionnaires unis à la vie à la mort après avoir été ennemis. Dans ces paysages antédiluviens, si c’est bien une guerre contemporaine qui se joue, c’est aussi un mythe qui se perpétue. Et c’est d’ailleurs l’épopée mésopotamienne de Gilgamesh qui a inspiré la jeune réalisatrice Sarah Leonor. L’histoire du roi d’Uruk qui se croyait invincible et à qui les dieux envoyèrent Endiku, un étranger aussi fort que lui. Après avoir été rivaux, ils deviendront inséparables et accompliront maints exploits. Mais un jour Endiku disparaitra mystérieusement, les dieux faisant ainsi comprendre à Uruk sa finitude.
Nos deux guerriers Hamilton et Markov, après avoir désobéi aux ordres, seront chassés de la légion et reviendront à la vie civile – et bien réelle – à Paris. Hamilton retrouve sa solitude de soldat sans attaches et Markov (Mourad de son vrai nom) sa condition de Tchétchène sans-papiers, père de Khadji, un fils qu’il a abandonné à des voisines cinq ans auparavant et qui a bien du mal à accepter ce géniteur dont il ne sait presque rien. Et quand Mourad disparaît mystérieusement, c’est Khadji, ce gamin qu’il ne connaît pas, qui va pousser Hamilton, l’impassible légionnaire, dans ses retranchements…
Il ne vous a pas échappé, qu’à Utopia, nous sommes assez peu sensibles au prestige de l’uniforme, encore moins celui des légionnaires. Il fallait donc un sacré talent pour nous émouvoir avec cette superbe histoire d’amitié soldatesque et de destins brisés. Car bien au-delà du thème assez rebattu de l’impossible retour à la vie civile des soldats de métier qui ont trop goûté au combat et pas assez à la paix, il est question au contraire de deux hommes que la paix contraint justement à de bien plus grands combats, tels qu’apprendre à enfin exprimer ses sentiments ou reconquérir la confiance d’un enfant, le protéger et l’aider dans la découverte de la vie dans un contexte pour le moins compliqué. Car une fois à Paris, les personnages sont confrontés à ce monde où la police d’un état prétendument démocratiques traque les enfants étrangers venus d’un pays en guerre. Et le film est aussi une réflexion sur ces foutues notions d’identité dans une Europe qui exclut toujours plus jour après jour.
C’est bien la remarquable interprétation des trois acteurs qui donne chair à cette histoire, celle d’abord du multiforme et toujours crédible Jérémie Rénier, celle aussi des deux comédiens non professionnels, d’origine tchétchène, tout spécialement le tout jeune Ramzan Idiev qui insuffle une rage de vivre non exempte de fragilité à ce film singulier et délicat.